Devant le congrès américain
Bourguiba : « Le Monde d’aujourd’hui est un »
Le Président Bourguiba a prononcé jeudi 4 mai un grand discours devant le Congrès Américain à Washington. Voici les passages essentiels de ce message consacré aux problèmes qui accompagnent et suivent la décolonisation et aux rapports U.S.A.-Tunisie et plus généralement Occident-Tiers Monde.
Honorables membres du Congrès, c’est au nom d’un peuple, qui a lutté pour sa libération pendant un demi-siècle que j’ai l’honneur de parler devant vous. Et je peux dire qu’en menant à bien cette lutte mon peuple a, en même temps, affirmé sa foi inébranlable dans la coopération entre les hommes, à travers les vicissitudes du combat et par delà tous les ressentiments qui peuvent, naitre, de ce combat même.
Car le nationalisme comme l’a si bien compris le Président Kennedy, vise d’abord et avant tout à libérer l’homme, à le dégager de ce processus dégradant pour l’humanité entière qu’est l’exploitation de l’homme par l’homme et d’un peuple par un autre. Il est l’affirmation que les hommes naissent égaux et qu’ils doivent tous participer à cette grande œuvre qu’est la civilisation humaine, malgré les retards historiques qui peuvent les différencier à certains stades de leurs évolutions respectives (…).
Eviter la démagogie
Le jour où les citoyens de tous les pays et les hommes qui les dirigent sentiront qu’ils ont plus besoin les uns et les autres de solidarité et de coopération que de victoires momentanées, le jour où ils comprendront que ce besoin est plus réel que la peur, plus fructueux que la haine et les passions, ce jour là, on pourra jeter les bases d’une paix durable.
Ce sont ces principes et cette approche des relations internationales qui ont guidé la Tunisie depuis qu’elle est entrée en 1956 dans le concert des Nations Indépendantes. Nous avons constamment cherché à éviter la démagogie et les prises de position extrêmes si faciles quelles aient été.
Nous avons toujours préféré l’attachement aux principes, à la popularité facilement acquise. Ces positions que nous avons prises n’ont pas toujours été approuvées par nos amis. Elles ont pu paraître suspectes à nos adversaires. Mais à longue échéance, elles se sont toujours révélées profitables.
Nous n’avons jamais adopté une politique fondée sur une prétendue solidarité qui n’est souvent qu’un prétexte pour assouvir des intérêts égoïstes et une façade pour masquer des divergences réelles (…).
Un ami véritable n’est pas celui qui flatte votre amour propre en tombant toujours d’accord avec vous quelle que soit sa pensée secrète. C’est plutôt celui qui vous dit ce qu’il estime être la vérité au risque de vous heurter (…).
Je peux vous assurer que toutes les fois que la Tunisie ne sera pas d’accord avec vous elle vous le dira. Je peux vous assurer qu’elle vous soutiendra chaque fois qu’elle estimera que voue êtes dans votre droit. Elle attend de vous une franchise égale.
Un des plus grands problèmes du monde d’aujourd’hui est la transformation des relations entre les peuples colonisateurs et les peuples colonisés. Passer du statut de sujétion à celui de plaine souveraineté n’est pas chose aisée. La préoccupation constante de la Tunisie a été de démontrer que, ce passage pouvait ne pas être désastreux.
Pendant notre lutte nationale pour arracher notre indépendance à la France, nous avons pris bien soin de nous abstenir de toute et action ou parole qui auraient pu rendre notre coopération future avec la France impossible ou difficile.
Nous croyons fermement qu’un mouvement national basé sur la haine ou la vengeance ne saurait assumer les responsabilités du pouvoir.
L’effort principal
L’Histoire ne nous jugera pas sur les pactes et les alliances que nous aurons signés, mais sur les efforts que nous auront faits pour assurer à nos peuples le bien-être et la prospérité.
Nos relations extérieure avec le reste du monde seront jugées non du point de vue de la puissance et du prestige mais sur les moyens qu’elles nous auront donnés d’aider nos peuples à se faire une vie meilleure.
Dans ce domaine, les relations entre la Tunisie et les Etats-Unis ont été heureuses. A une époque critique de notre indépendance encore toute fraîche, votre gouvernement est venu à notre aide. Et pendant 4 ans, un programme de coopération économique et d’assistance technique a fonctionné en Tunisie à la satisfaction, mutuelle de nos deux pays.
2 sorts liés
La raison pour laquelle notre coopération a été si fructueuse et nos relations si heureuses est, je crois, une commune approche de nos problèmes. Le principe fondamental qui guide notre lutte contre le sous-développement est que l’effort principal doit venir de nous.
Nous n’avons pas attendu l’aide des autres pour commencer à nous aider nous-mêmes. Et nos programmes n’ont pas attendu l’aide extérieure pour démarrer.
Nous sommes partis du principe qu’il y a dans les domaines économique et social certains objectifs, un certain niveau de vie minimum que nos citoyens ont le droit d’espérer, et que nous devons réaliser. Nous comprenons fort bien que le fardeau le plus lourd, les sacrifices les plus grands, nous incombent.
Nous comprenons aussi qu’aucune assistance économique ne peut aider un peuple qui n’a pas une idée claire du but à atteindre, ni la volonté nécessaire de créer les moyens d’y parvenir. Si nous nous tournons vers l’aide extérieure, c’est avec la ferme intention de pouvoir nous en passer dans un avenir prévisible.
Cependant dans la lutte pour le développement économique, ce n’est pas seulement la fin qui compte, mais aussi les moyens. Et c’est ici que nous sommes d’accord une fois de plus avec vous. Si nous reconnaissons que l’effort pour élever le niveau de vie de notre peuple dépend d’un usage ordonné et planifié de nos ressources, nous pensons également que cela n’est pas incompatible avec le maintien de la liberté individuelle et le développement d’institutions libres Il n’est pas dans notre intention de sacrifier les droits élémentaires des vivants au bonheur hypothétique de ceux qui ne sont pu encore nés, et nous ne pensons pas qu’un tel choix s’impose. Si les hommes libres n’ont pas la volonté et la capacité de se soumettre à des sacrifices communs et de partager un commun effort, alors la liberté n’a pas d’avenir en ce monde. Nous ne croyons pas que ce soit le cas. Nous savons qu’il n’y a pas de plus grande force au monde que celle des hommes libres travaillant ensemble pour un but commun.
Je crois que votre Congrès réalise dans quelle mesure le sort des peuples privilégiés est lié à celui de ceux qui le sont moins.
Il faut dire: coopération
Le Monde d’aujourd’hui est un. Aucun peuple ne peut vivre seul. Les relations entre les sociétés riches et les sociétés pauvres ne sont pas aisées. Elles requièrent un tact, une patience et surtout une intelligence infinie; une aide qui n’est pas donnée à bon escient peut faire plus de mal que de bien. Les formules et les termes trop rigides doivent être évités. Les techniques de la coopération doivent être constamment révisées à la lumière de l’expérience. Si l’aide aux moins fortunés est un devoir, elle peut aussi servir l’intérêt. Car la richesse continue des sociétés les plus développées dépend du développement économique de celles qui le sont moins. Il ne devrait y avoir ni condescendance des riches pour les pauvres, ni ressentiment des pauvres pour les riches,
C’est coopération qu’il faut dire, non aide ou assistance. En arabe Il y a un dicton d’après lequel «il faut deux mains pour applaudir ». La coopération implique un effort mutuel et un bénéfice mutuel. Elle exige non seulement la compréhension des besoins d’une partie mais aussi l’estimation des possibilités de l’autre. Par dessus tout elle exige une vision commune du but à atteindre et une philosophie commune de la vie.
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